Cet
hiver, les oiseaux sont vraiment difficiles à trouver. La production de graines
et de fruits sauvages a été presque nulle dans la région l’été dernier et les
oiseaux, n’ayant rien à se mettre sous la dent (?), n’ont eu d’autres
choix que de nous quitter. Pour les observateurs d’oiseaux, une des choses les
plus simples à faire dans de telles circonstances est de trouver des mangeoires
fiables en espérant que les oiseaux les aient trouvées eux aussi! Il y a
quelques années, lorsque nous habitions aux Escoumins, nous avions mis en place
une mangeoire bien particulière : une mangeoire destinée aux goélands!
Situé
en Haute-Côte-Nord, le village des Escoumins est réputé auprès des
ornithologues pour ses rassemblements de mouettes et de goélands et, peut-être
plus encore, pour l’accessibilité des sites permettant de les observer de très
près. La baie située devant le village offre aux oiseaux un endroit abrité où
ils peuvent se nourrir et se reposer. Durant les six ans et demi passées aux
Escoumins, nous avons réussi à voir 16 espèces de goélands et mouettes à
l’intérieur de cette petite baie d’à peine 0,5 km²!
L’histoire
a débuté le 15 décembre 1997 lorsque, en me rendant simplement au bureau
de poste, j’avais trouvé deux Mouettes blanches en bordure de la route 138!
Un des oiseaux était demeuré sur place jusqu’au 21 décembre, ce qui a permis à
de nombreux observateurs de voir enfin cet oiseau de l’Arctique dont aucun
représentant n’avait été « cochable » dans le sud du Québec depuis
plus de 15 ans! Pour inciter cet oiseau déjà très peu farouche à
s’approcher de nous, nous lui avions offert de petits morceaux de suif. Ces
appâts avaient tôt fait d’attirer également plusieurs goélands, en particulier
d’énormes Goélands bourgmestres. Après le départ de la mouette (et des
observateurs…), nous avions continué à nourrir les goélands avec des morceaux
de suif, mais en nous installant à la pointe de la croix, cette petite
presqu’île qui nous offrait à la fois une bonne vue d’ensemble de la baie des
Escoumins et du fleuve. Nous les avons nourris ainsi pratiquement à tous les
jours durant le reste de l’hiver et les cinq hivers suivants!
Goéland
bourgmestre, immature à son premier hiver (Glaucous Gull – Larus hyperboreus)
Les Escoumins – 5 février
2001 © Claude Auchu |
Notre
technique était bien simple. Dès notre arrivée aux Escoumins, nous nous étions
liés d’amitié avec un boucher qui se faisait un plaisir de nous fournir du gras
animal en grande quantité. Nous sortions donc régulièrement de l’épicerie avec
un gros sac de suif que je taillais ensuite en petits cubes qui s’entassaient
dans notre congélateur en portions quotidiennes. Nous conservions intacts les
plus gros morceaux qui étaient destinés aux goélands les plus farouches.
La
route conduisant à la pointe de la croix étant fermée aux automobiles durant
l’hiver, nous étions donc bien tranquilles pour nourrir les goélands
hivernants. Presque immobiles sur nos petits bancs, les oiseaux ont rapidement
appris à lier notre présence à de la nourriture facile. Le bloc de suif était
attaché à une grosse branche placée à une distance variant entre cinq et quinze
mètres de nous, selon le taux de nervosité des goélands. Les petits cubes de suif
étaient versés sur le sol près de moi et, à l’aide d’une vieille cuillère de
bois, je lançais les morceaux aux goélands les plus audacieux. Certains oiseaux
sont vite devenus très familiers et, à chaque hiver, un ou deux jeunes Goélands
bourgmestres s’approchaient continuellement à moins d’un mètre de nous en
marchant. Certains autres goélands venaient vers nous en espérant saisir au vol
les morceaux de suif que je leurs lançais. Je me souviens en particulier d’un
Goéland argenté adulte dont les larges rayures à la tête lui donnaient une
allure particulièrement agressive. Il s’approchait de nous d’un vol direct en
nous fixant avec son regard sévère et réussissait à tout coup à saisir à
quelques mètres devant nous la nourriture que je lui lançais. C’était vraiment
impressionnant!
Goéland argenté, adulte (Herring Gull – Larus argentatus) Les Escoumins – 12 février 2003 © Claude Auchu |
Nous
avons vite constaté que chaque espèce avait son caractère distinctif qui se
répétait à chaque hiver. Outre les jeunes Goélands bourgmestres qui se
promenaient nonchalamment autour de nous, ce sont les Goélands arctiques qui
étaient les plus audacieux. En les voyant de si près, nous avons eu l’occasion
de constater toute l’étendue des variations du plumage de cette espèce. Autant
chez les jeunes que chez les adultes, il n’y avait jamais deux individus
semblables… De leur côté, les Goélands argentés étaient nettement plus
prudents, préférant rester en périphérie de toute cette agitation. Une minorité
osait tout de même s’approcher, mais toujours avec précaution. Les Goélands
marins ont toujours été les plus farouches et ce sont eux qui s’accaparaient le
gros bloc solidement attaché plus loin. Entre 30 et 50 goélands
étaient nourris ainsi à tous les jours, sans compter plusieurs dizaines
d’autres qui s’approchaient par curiosité.
Goéland
arctique, immature à son premier hiver (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins - 23
janvier 2002 © Claude Auchu |
Goéland
arctique, un adulte au bout des ailes particulièrement pâle (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins - 23
janvier 2002 © Claude Auchu |
Goéland
arctique, un adulte au bout des ailes particulièrement foncé (Iceland Gull – Larus glaucoides)
Les Escoumins – 9 mars
2001 © Claude Auchu |
Ces rassemblements comprenaient
aussi des goélands de passage. Ces visiteurs nous ont procuré de belles
surprises dont plusieurs « Goélands de Nelson » (qui sont en fait des
hybrides Goéland bourgmestre x Goéland argenté) et deux hybrides Goéland
bourgmestre x Goéland marin. Un Goéland brun nous avait même visité à
plusieurs reprises de décembre 2000 à mars 2001 établissant ainsi le
deuxième hivernage complet de l’espèce au Québec! Nous nous étions même risqués
à identifier quatre Goélands de Thayer près de notre mangeoire, en plus d’un autre oiseau dont je vous ai déjà parlé qui en était peut-être un…
Goéland…
de Thayer? Noter le bout des ailes pratiquement noirs et les yeux sombres
Les Escoumins – 8 mars
2001 © Claude Auchu |
Nous
étions pratiquement les seuls à nous rendre jusqu’à la croix durant l’hiver.
Les goélands apprenaient donc rapidement à nous reconnaître. Dès que nous
apparaissions au loin, ils quittaient la baie et arrivaient au site de
nourrissage bien avant nous. Parfois, lorsque nous étions sur place, les
oiseaux prenaient peur et s’éloignaient. Par réflexe, nous levions les yeux au
ciel en cherchant un éventuel pygargue mais, plus souvent qu’autrement, il
s’agissait simplement d’un promeneur qui venait à peine de s’aventurer sur la
route menant à la croix! Les goélands nous reconnaissaient, mais ils
continuaient à craindre les autres humains!!! Par grands froids, lorsque le
fleuve se remplissait de glaces pour quelques jours, seuls nos fidèles goélands
demeuraient dans la baie. Certains individus devenaient alors très
entreprenants. Avez-vous déjà fait manger des Goélands arctiques dans vos
mains? Nous, oui! Lors d’une vague de froid, nous nous étions accroupis au sol
avec de petits morceaux de suif dans nos mains. Après une brève hésitation, les
Goélands arctiques étaient venus chercher leur pitance directement dans nos
mains! Ce fut toute une sensation de les voir s’étirer le cou et saisir ces
petites bouchées du bout du bec!
Goéland marin, immature à son premier hiver (Great
Black-backed Gull – Larus marinus)
Les
Escoumins – 9 mars 2001 © Claude Auchu
|
Il
n’y avait pas que les goélands qui profitaient de ces banquets. Puisque nous
avons toujours eu un faible pour les corneilles, nous leur réservions les
meilleurs morceaux. Des retailles de belle viande rouge étaient souvent
présentes sur les blocs de gras fournis par le boucher. Je prenais le temps de
les couper en lanières que nous installions sur les branches au cœur des
buissons. Les goélands n’y avaient pas accès, mais les corneilles venaient les
chercher sans gêne à trois mètres de nous. Lorsqu’elles s’enfuyaient avec leur
butin, elles avaient l’habitude de longer les fils électriques afin d’esquiver les
poursuites des goélands. Il ne faut surtout pas oublier la visite de ce Pygargue
à tête blanche adulte qui, après avoir goûté au bloc destiné aux gros goélands,
avait essayé de s’envoler en tenant le morceau dans ses serres. Heureusement,
il était bien attaché à une grosse branche!!!
Christiane
servant la collation!
Les Escoumins – 15 février
2002 © Claude Auchu |
C’est
à la fin de mars que nous arrêtions de nourrir les goélands, tout juste au
moment où la route d’accès était déneigée pour l’ouverture de la pêche aux crabes.
Un grand festin avait alors lieu pour les goélands puisque tout le suif encore
entreposé dans notre congélateur était offert d’un seul coup. Les Goélands à
bec cerclé, fraîchement arrivés, se joignaient à la curée et ajoutaient leurs
cris aigus aux notes plus rauques entendues depuis quatre mois. Lorsque nous
recommencions à la fin de l’automne suivant, certains goélands de l’année
précédente étaient de retour et le manège recommençait de plus belle!
Vous trouvez peut-être
qu’il s’agit d’une bien étrange façon de s’assurer d’avoir des oiseaux à
observer durant l’hiver. Mais si vous saviez tout le plaisir que nous avons
eu…!