Commençons tout d’abord par situer ce cher oiseau. Le
Goéland de Thayer niche dans le nord du Canada, de l’île Banks à l’ouest
jusqu’à l’île de Baffin à l’est et l’île Ellesmere au nord. Depuis quelques
années, il a étendu son aire de nidification jusqu’à la côte nord-ouest du
Groenland. C’est un migrateur de longue distance qui hiverne sur la côte du
Pacifique, de la Colombie-Britannique à la Californie. Quelques individus sont
également trouvés autour des Grands Lacs à chaque hiver.
Tout d’abord considéré comme une espèce à part entière au
moment de sa « découverte » en 1915, il est rapidement rétrogradé au
rang de sous-espèce du Goéland argenté. En 1973, l’American Ornithologists’
Union lui redonne le titre d’espèce distincte qu’il détient encore aujourd’hui.
En 1986, cependant, dans la deuxième édition de son volume Les oiseaux du
Canada, W. Earl Godfrey ne le considère plutôt que comme une sous-espèce…
du Goéland arctique! Il y a vraiment de quoi y perdre son latin!
En préparant ce message, je me suis rendu compte que le
Goéland de Thayer est probablement l’oiseau pour lequel je possède le plus
grand nombre d’articles, livres ou vidéos traitant de son identification! En
jetant un coup d’œil à toute cette littérature, on voit vite que ce n’est pas
avec le Goéland argenté, mais plutôt avec le Goéland arctique que le
« Thayer » a le plus d’affinités. Le Goéland arctique se divise
lui-même en deux sous-espèces qui ont chacune une aire d’hivernage bien définie.
La sous-espèce nominale glaucoides niche sur la côte ouest du Groenland
et elle est une migratrice de courte distance, hivernant principalement à la
limite des glaces de l’Atlantique Nord. Le bout des rémiges primaires des glaucoides
ne présente aucune marque sombre. La sous-espèce kumlieni, quant à elle,
niche dans le sud de l’île de Baffin et, migratrice de moyenne distance,
hiverne dans le golfe Saint-Laurent et sur les côtes des provinces de
l’Atlantique. C’est donc cette sous-espèce que nous rencontrons dans le sud du
Québec en hiver. Cet oiseau a une quantité variable de marques plus ou moins
sombres au bout des primaires. En fait, le dessin des primaires d’un Goéland
arctique kumlieni adulte varie de « pâle comme un glaucoides »
à « sombre comme un Goéland de Thayer »! Et il est là le
problème : où se situent donc les limites entre ces différents oiseaux?
Lorsque nous habitions Les Escoumins, sur la
Haute-Côte-Nord, les Goélands arctiques étaient aussi réguliers pour nous entre
novembre et mai que les Goélands à bec cerclé peuvent l’être pour les
montréalais en juillet! Nous avons donc eu le temps de les observer, les
étudier, les assimiler (j’aurais envie d’ajouter « les digérer »,
mais ça s’applique plutôt à un Goéland marin que nous avaient servi comme repas
notre vieil ami Adalbert et son complice Jacques… mais, ça, c’est une autre
histoire…). Suite à la visite de deux Mouettes blanches aux Escoumins en
décembre 1997, Christiane et moi avions pris l’habitude de nourrir les goélands
en hiver, en leur offrant de petits cubes de suif. D’un hiver à l’autre, entre
30 et 50 goélands de quatre espèces différentes se posaient à quelques mètres
de nous à chacune de nos visites, en plus de dizaines d’autres qui
s’approchaient par curiosité.
Le 29 décembre 2000, un goéland avec le bout de l’aile
particulièrement sombre attire notre attention. Est-ce un Goéland de Thayer?
Quelques photos sont rapidement prises, les livres et magazines sont épluchés
une fois de plus et notre verdict tombe : non, nous ne pourrons pas
classer celui-là comme un Goéland de Thayer. Il avait pourtant beaucoup de
potentiel. Ses proportions semblables au Goéland arctique, son iris foncé, ses
pattes rose sombre, son bec mince de couleur jaune légèrement verdâtre et, bien
sûr, le bout noirâtre des primaires les plus externes pointaient tous nettement
vers le Goéland de Thayer. Et bien que sa taille était peut-être un peu petite,
son manteau légèrement trop pâle et sa tête pas assez marquée de taches brunes,
ces caractéristiques étaient tout de même à l’intérieur des limites pour un
Goéland de Thayer.
C’est bien sûr suite à l’étude du patron des primaires que
la décision sur son identité s’est prise. Lorsque l’oiseau était posé, le bout
des primaires semblait vraiment noir, un effet créé en bonne partie à cause du
chevauchement des plumes. En vol, puisque le dessous des primaires était
surtout gris et non noir comme chez le Goéland argenté, ces marques
paraissaient plutôt ardoisées. C’est surtout au dessin de la sixième primaire
la plus externe que nous nous sommes attardés (même s’il est plus facile, sur
le terrain, de compter les primaires à partir de la plus externe, elles sont
habituellement comptées à partir de l’intérieur, soit du poignet. La sixième
primaire la plus externe est donc en fait la cinquième plus interne, que l’on
désigne par P5). D’après nos lectures, les Goélands de Thayer semblent avoir au
moins une tache sombre à l’extrémité de P5. Pour être certain de ne pas
surestimer un kumlieni sombre, nous avons alors décidé de ne pas
identifier un Goéland de Thayer à moins qu’il ait un anneau complet au bout de
P5 en plus, bien entendu, des autres critères plus classiques! Rien de moins!
Vous connaissez donc ce qui, pour nous, est le critère ultime pour
l’identification d’un Goéland de Thayer adulte. Il est probable que nous
manquons ainsi de vrais Goélands de Thayer, mais j’ai toujours préféré être
trop exigeant que trop négligeant! Heureusement, les critères pour reconnaître
les immatures en plumage de 1er hiver semblent mieux définis que
ceux pour les adultes… Notre goéland a finalement été présent quotidiennement
jusqu’au 17 avril 2001, nous donnant le temps de le voir muer vers son plumage
d’été.
Le même oiseau au début du printemps. Sa tête est
maintenant presque blanche. – Les Escoumins – 8 mars 2001 – © Claude Auchu |
Le Goéland de Thayer n’a
pas fini de créer de drôles de situations. Certaines réactions aux photos de
notre goéland ont été raisonnables. Par exemple, on nous a dit que notre oiseau
passerait inaperçu parmi les Goélands de Thayer sur la côte du Pacifique. C’est
vrai, mais nous sommes au Québec, à 4000 kilomètres du Pacifique! D’autres réactions
nous ont paru plus surprenantes. Ainsi, une de nos photos a été publiée dans un
magazine ornithologique anglophone. Nous avions soumis la photo comme étant
celle d’un goéland non-identifié, mais les éditeurs l’ont publiée avec une
vignette annonçant un Goéland de Thayer! On nous a alors dit que des
« knowledgeable birders » avaient dit qu’il s’agissait d’un
« Thayer »! Ah oui? Sans même avoir vu les détails de l’aile ouverte?
De toute évidence, certains sont moins exigeants que nous!?! Dans Gulls of
the Americas, le guide d’identification sur les goélands qui fait
présentement autorité, les auteurs présentent des photos d’oiseaux qu’ils
considèrent être de possibles hybrides entre des Goélands de Thayer et des
Goélands arctiques kumlieni!!! Comment décider que certains oiseaux sont
de possibles hybrides lorsque l’on est même pas certain des critères pour
différencier les espèces souches? Bien sûr, je ne doute pas de la compétence
des auteurs et je sais très bien que les deux espèces doivent s’hybrider, comme
pratiquement toutes les espèces de goélands. Finalement, ne serait-ce pas plus
simple d’en arriver à cette seule conclusion : pourquoi les Goélands
arctiques de la sous-espèce kumlieni ne seraient-ils pas tous des
hybrides G. arctique glaucoides x G. de Thayer?
D’ailleurs, suite à la
visite de notre goéland non-identifié, un autre goéland qui aurait très bien pu
être considéré comme un Goéland de Thayer est venu passer les deux hivers
suivants avec nous. Nous avons d’ailleurs cru longtemps qu’il s’agissait du
même individu qui avait simplement hérité d’un plumage légèrement différent
après une mue (paraît-il que c’est possible!). Un coup d’œil dans le guide qui
ose mentionner les hybrides G. arctique x G. de Thayer indique maintenant que
cet oiseau en serait peut-être un… À vous de juger…
Le goéland avec un Goéland argenté durant son deuxième hiver parmi
nous. – Les Escoumins – 25 décembre 2002 – © Claude Auchu |
Il y a de nombreuses années, lorsque l’ADN est venu à la rescousse des taxinomistes, j’étais certain que le sort du Goéland de Thayer allait se jouer en un rien de temps. Pourtant, il est encore une espèce à part entière. Il est évident que, chez les oiseaux, il existe plusieurs « demi-espèces », des populations trop près l’une de l’autre physiquement pour être des espèces distinctes, mais trop loin génétiquement pour être des sous-espèces. L’augmentation du nombre de goélands due à l’influence de l’Être humain a probablement mis en contact des populations qui n’étaient pas encore reproductivement isolées. Qui sait, un jour peut-être, une étude diminuant le nombre d’espèces de goélands de moitié sera publiée…