lundi 5 mars 2012

Il était une fois... un Goéland de Thayer?

Le fameux Goéland de Thayer! Son existance, réelle ou fictive, amuse ou tracasse les ornithologues depuis des décennies. Et dans notre petit monde ornithologique, à Christiane et à moi, où se situe donc ce laridé inidentifiable? Nous en avons déjà vu quelques-uns, mais je me demande parfois si nous oserons en revoir d’autres…
Commençons tout d’abord par situer ce cher oiseau. Le Goéland de Thayer niche dans le nord du Canada, de l’île Banks à l’ouest jusqu’à l’île de Baffin à l’est et l’île Ellesmere au nord. Depuis quelques années, il a étendu son aire de nidification jusqu’à la côte nord-ouest du Groenland. C’est un migrateur de longue distance qui hiverne sur la côte du Pacifique, de la Colombie-Britannique à la Californie. Quelques individus sont également trouvés autour des Grands Lacs à chaque hiver.
Tout d’abord considéré comme une espèce à part entière au moment de sa « découverte » en 1915, il est rapidement rétrogradé au rang de sous-espèce du Goéland argenté. En 1973, l’American Ornithologists’ Union lui redonne le titre d’espèce distincte qu’il détient encore aujourd’hui. En 1986, cependant, dans la deuxième édition de son volume Les oiseaux du Canada, W. Earl Godfrey ne le considère plutôt que comme une sous-espèce… du Goéland arctique! Il y a vraiment de quoi y perdre son latin!
En préparant ce message, je me suis rendu compte que le Goéland de Thayer est probablement l’oiseau pour lequel je possède le plus grand nombre d’articles, livres ou vidéos traitant de son identification! En jetant un coup d’œil à toute cette littérature, on voit vite que ce n’est pas avec le Goéland argenté, mais plutôt avec le Goéland arctique que le « Thayer » a le plus d’affinités. Le Goéland arctique se divise lui-même en deux sous-espèces qui ont chacune une aire d’hivernage bien définie. La sous-espèce nominale glaucoides niche sur la côte ouest du Groenland et elle est une migratrice de courte distance, hivernant principalement à la limite des glaces de l’Atlantique Nord. Le bout des rémiges primaires des glaucoides ne présente aucune marque sombre. La sous-espèce kumlieni, quant à elle, niche dans le sud de l’île de Baffin et, migratrice de moyenne distance, hiverne dans le golfe Saint-Laurent et sur les côtes des provinces de l’Atlantique. C’est donc cette sous-espèce que nous rencontrons dans le sud du Québec en hiver. Cet oiseau a une quantité variable de marques plus ou moins sombres au bout des primaires. En fait, le dessin des primaires d’un Goéland arctique kumlieni adulte varie de « pâle comme un glaucoides » à « sombre comme un Goéland de Thayer »! Et il est là le problème : où se situent donc les limites entre ces différents oiseaux?
Lorsque nous habitions Les Escoumins, sur la Haute-Côte-Nord, les Goélands arctiques étaient aussi réguliers pour nous entre novembre et mai que les Goélands à bec cerclé peuvent l’être pour les montréalais en juillet! Nous avons donc eu le temps de les observer, les étudier, les assimiler (j’aurais envie d’ajouter « les digérer », mais ça s’applique plutôt à un Goéland marin que nous avaient servi comme repas notre vieil ami Adalbert et son complice Jacques… mais, ça, c’est une autre histoire…). Suite à la visite de deux Mouettes blanches aux Escoumins en décembre 1997, Christiane et moi avions pris l’habitude de nourrir les goélands en hiver, en leur offrant de petits cubes de suif. D’un hiver à l’autre, entre 30 et 50 goélands de quatre espèces différentes se posaient à quelques mètres de nous à chacune de nos visites, en plus de dizaines d’autres qui s’approchaient par curiosité.

Le 29 décembre 2000, un goéland avec le bout de l’aile particulièrement sombre attire notre attention. Est-ce un Goéland de Thayer? Quelques photos sont rapidement prises, les livres et magazines sont épluchés une fois de plus et notre verdict tombe : non, nous ne pourrons pas classer celui-là comme un Goéland de Thayer. Il avait pourtant beaucoup de potentiel. Ses proportions semblables au Goéland arctique, son iris foncé, ses pattes rose sombre, son bec mince de couleur jaune légèrement verdâtre et, bien sûr, le bout noirâtre des primaires les plus externes pointaient tous nettement vers le Goéland de Thayer. Et bien que sa taille était peut-être un peu petite, son manteau légèrement trop pâle et sa tête pas assez marquée de taches brunes, ces caractéristiques étaient tout de même à l’intérieur des limites pour un Goéland de Thayer.

Notre goéland photographié la journée de sa découverte. Selon Gulls of the Americas, le patron du bout de l’aile indiquerait un Goéland de Thayer typique. À noter l’anneau sombre au bout de la primaire la plus externe (P10), le liséré noir contournant le miroir blanc sur P9 et la petite marque sombre sur P5. Pour nous satisfaire, il aurait fallu que cette primaire porte un anneau complet à son extrémité…
– Les Escoumins – 29 décembre 2000 – © Claude Auchu
C’est bien sûr suite à l’étude du patron des primaires que la décision sur son identité s’est prise. Lorsque l’oiseau était posé, le bout des primaires semblait vraiment noir, un effet créé en bonne partie à cause du chevauchement des plumes. En vol, puisque le dessous des primaires était surtout gris et non noir comme chez le Goéland argenté, ces marques paraissaient plutôt ardoisées. C’est surtout au dessin de la sixième primaire la plus externe que nous nous sommes attardés (même s’il est plus facile, sur le terrain, de compter les primaires à partir de la plus externe, elles sont habituellement comptées à partir de l’intérieur, soit du poignet. La sixième primaire la plus externe est donc en fait la cinquième plus interne, que l’on désigne par P5). D’après nos lectures, les Goélands de Thayer semblent avoir au moins une tache sombre à l’extrémité de P5. Pour être certain de ne pas surestimer un kumlieni sombre, nous avons alors décidé de ne pas identifier un Goéland de Thayer à moins qu’il ait un anneau complet au bout de P5 en plus, bien entendu, des autres critères plus classiques! Rien de moins! Vous connaissez donc ce qui, pour nous, est le critère ultime pour l’identification d’un Goéland de Thayer adulte. Il est probable que nous manquons ainsi de vrais Goélands de Thayer, mais j’ai toujours préféré être trop exigeant que trop négligeant! Heureusement, les critères pour reconnaître les immatures en plumage de 1er hiver semblent mieux définis que ceux pour les adultes… Notre goéland a finalement été présent quotidiennement jusqu’au 17 avril 2001, nous donnant le temps de le voir muer vers son plumage d’été.

Notre oiseau posé près de deux Goélands arctiques. Sa petite taille comparativement à l’oiseau devant lui suggère fortement qu’il s’agit d’une femelle. Il est possible de voir le dessous pâle de la pointe de son aile droite.
– Les Escoumins – 29 décembre 2000 – © Claude Auchu
Le même oiseau au début du printemps. Sa tête est maintenant presque blanche.
– Les Escoumins – 8 mars 2001 – © Claude Auchu
Le Goéland de Thayer n’a pas fini de créer de drôles de situations. Certaines réactions aux photos de notre goéland ont été raisonnables. Par exemple, on nous a dit que notre oiseau passerait inaperçu parmi les Goélands de Thayer sur la côte du Pacifique. C’est vrai, mais nous sommes au Québec, à 4000 kilomètres du Pacifique! D’autres réactions nous ont paru plus surprenantes. Ainsi, une de nos photos a été publiée dans un magazine ornithologique anglophone. Nous avions soumis la photo comme étant celle d’un goéland non-identifié, mais les éditeurs l’ont publiée avec une vignette annonçant un Goéland de Thayer! On nous a alors dit que des « knowledgeable birders » avaient dit qu’il s’agissait d’un « Thayer »! Ah oui? Sans même avoir vu les détails de l’aile ouverte? De toute évidence, certains sont moins exigeants que nous!?! Dans Gulls of the Americas, le guide d’identification sur les goélands qui fait présentement autorité, les auteurs présentent des photos d’oiseaux qu’ils considèrent être de possibles hybrides entre des Goélands de Thayer et des Goélands arctiques kumlieni!!! Comment décider que certains oiseaux sont de possibles hybrides lorsque l’on est même pas certain des critères pour différencier les espèces souches? Bien sûr, je ne doute pas de la compétence des auteurs et je sais très bien que les deux espèces doivent s’hybrider, comme pratiquement toutes les espèces de goélands. Finalement, ne serait-ce pas plus simple d’en arriver à cette seule conclusion : pourquoi les Goélands arctiques de la sous-espèce kumlieni ne seraient-ils pas tous des hybrides G. arctique glaucoides x G. de Thayer?
D’ailleurs, suite à la visite de notre goéland non-identifié, un autre goéland qui aurait très bien pu être considéré comme un Goéland de Thayer est venu passer les deux hivers suivants avec nous. Nous avons d’ailleurs cru longtemps qu’il s’agissait du même individu qui avait simplement hérité d’un plumage légèrement différent après une mue (paraît-il que c’est possible!). Un coup d’œil dans le guide qui ose mentionner les hybrides G. arctique x G. de Thayer indique maintenant que cet oiseau en serait peut-être un… À vous de juger…

Un autre oiseau du même type est venu hiverner aux Escoumins l’année suivante! Il était déjà très fidèle dès son arrivée à notre mangeoire à goélands, nous laissant croire qu’il s’agissait du même individu! Ses primaires correspondent à ce que les auteurs de Gulls of the Americas considèrent être un possible hybride G. arctique x G. de Thayer. À remarquer le bout entièrement blanc de P10, l’anneau au bout de P9 ne rejoignant pas la partie sombre du milieu de la plume et une petite tache gris sombre près du bout de P5.
– Les Escoumins – 23 janvier 2002 – © Claude Auchu
Le goéland en compagnie d’un Goéland argenté et d’un Goéland bourgmestre. Le dessous de la pointe pâle de son aile gauche est bien visible, tout comme le dessous noir de la pointe de l’aile du Goéland argenté.
– Les Escoumins – 16 février 2002 – © Claude Auchu
L’étude de milliers de Goélands arctiques aux Escoumins aurait dû me rendre plus confiant dans l’identification des Goélands de Thayer. Pourtant, c’est plutôt le contraire qui s’est produit. Je suis maintenant tellement conscient de la variabilité des kumlieni que dorénavant, j’aurai beaucoup de difficulté à me convaincre d’avoir affaire à un vrai « Thayer ». Malgré cela, j’ai tout de même sept mentions satisfaisantes de Goélands de Thayer sur ma liste : quatre d’immatures en plumage de premier hiver (dont deux dans ma région), deux d’oiseaux à leur deuxième hiver et une d’un adulte (un bel individu avec une anneau complet au bout de P5, vu aux Escoumins le 30 mars 2000).

Le goéland avec un Goéland argenté durant son deuxième hiver parmi nous. 
– Les Escoumins – 25 décembre 2002 – © Claude Auchu

Toujours le même goéland laissé non-identifié. Encore une fois, comme l’année précédente, la pointe blanche de P10, l’anneau sombre isolé au bout de P9 et la petite tache foncée au bout de P5 sont visibles.
– Les Escoumins – 3 février 2003 – © Claude Auchu
Il y a de nombreuses années, lorsque l’ADN est venu à la rescousse des taxinomistes, j’étais certain que le sort du Goéland de Thayer allait se jouer en un rien de temps. Pourtant, il est encore une espèce à part entière. Il est évident que, chez les oiseaux, il existe plusieurs « demi-espèces », des populations trop près l’une de l’autre physiquement pour être des espèces distinctes, mais trop loin génétiquement pour être des sous-espèces. L’augmentation du nombre de goélands due à l’influence de l’Être humain a probablement mis en contact des populations qui n’étaient pas encore reproductivement isolées. Qui sait, un jour peut-être, une étude diminuant le nombre d’espèces de goélands de moitié sera publiée…