Il est des observations faites au fil des années qui marquent définitivement un observateur. Je vais profiter de cette fin de semaine pluvieuse, neigeuse et, finalement, « ennuyeuse » pour vous raconter une de ces rencontres marquantes, tirée et adaptée de mes archives.
Rapportons-nous donc au 7 juillet 2000. En soirée, la marée haute, les vents légers et le ciel presque totalement dégagé rendent optimales les conditions d’observation aux Escoumins, sur la Haute-Côte-Nord. Comme à chaque soir, Christiane et moi allons à la pointe de la croix pour y observer les oiseaux. La pointe de la croix est un petit îlot rocheux situé face au village et relié à la terre ferme par une route de gravier. Ce site offre une bonne vue d’ensemble sur les baies situées de chaque côté de la route d’accès où de nombreux goélands et canards se nourrissent et se reposent.
Au bout de quelques minutes, je laisse Christiane seule avec les deux téléscopes afin d’essayer de photographier le premier Courlis corlieu de l’automne, qui vient de se poser au bout de la pointe. Après quelques pas, je repère deux Pluviers semipalmés posés un peu plus loin; je les pointe à Christiane et je continue mon chemin. Tout à coup, j’entends le sifflement d’un oiseau de rivage; je regarde autour et au-dessus de moi, mais je ne vois rien qui aurait pu émettre ce cri. Je fais quelques pas de plus et me voilà à quatre mètres des deux pluviers posés sur les rochers. Je remarque instantanément qu’un des oiseaux semble avoir la bande pectorale particulièrement large. À ce moment, sans raison, les deux pluviers s’envolent en criant. Un des oiseaux émet le cri typique du Pluvier semipalmé, mais l’autre lance le curieux sifflement entendu plus tôt! Je me retourne vers Christiane en lui pointant les deux pluviers du doigt afin qu’elle les suive au téléscope. Je m’apprête à continuer mon chemin lorsque je fige littéralement sur place: je viens de réaliser ce que j’ai vu!!! Je reviens alors TRÈS rapidement vers Christiane et, avant même d’être près d’elle, je lui crie : « Est-ce que c’était un Pluvier grand-gravelot? » Christiane hausse les épaules en m’indiquant que les oiseaux se sont probablement posés sur la plage en bordure de la route d’accès. Nous nous y rendons rapidement, tellement que nous faisons envoler les pluviers avant même de les avoir repérés! Heureusement, ils retournent sur l’îlot et un des oiseaux lance encore cet étrange sifflement.
Une femelle de Pluvier semipalmé avec, à doite, le Pluvier grand-gravelot - Les Escoumins - 7 juillet 2000 |
Je retourne donc sur l’îlot en espérant photographier les pluviers. Christiane reste au loin et suit la scène au téléscope. Les pluviers sont faciles à approcher et un des individus est nettement une femelle adulte de Pluvier semipalmé. Le deuxième oiseau, avec sa large bande pectorale et ses marques faciales noires, est visiblement notre oiseau, un mâle adulte en plumage nuptial. Je me concentre sur lui et prends quelques clichés avant que les oiseaux, rendus nerveux par les cris incessants d’un couple de Pluviers kildirs nicheur, ne s’envolent à nouveau. En le suivant en vol, je me rends bien compte que le sifflement, émis encore une fois, vient vraiment de l’oiseau mâle. Après que j’aie rejoint Christiane, elle me montre les pluviers en contrebas des rochers, sur la plage. Elle m’annonce fièrement que notre oiseau n’a pas de palmure entre les doigts interne et médian! Il s’agit donc bel et bien d’un Pluvier grand-gravelot!!!
Dérangés par les promeneurs curieux et surpris par notre enthousiasme, les deux pluviers s’envolent encore une fois et vont rejoindre un autre Pluvier semipalmé plus loin sur la plage. Nous les suivons et d’autres photographies sont prises. Nous savourons aussi notre oiseau-vedette et l’observons en détail. Le Pluvier grand-gravelot est donc observé durant 75 minutes, souvent à moins de 4 mètres. Durant les jours suivants, malgré de longues recherches, le pluvier ne fut pas revu.
La première photo du Pluvier grand-gravelot... et j'en ai pris 22 autres! - Les Escoumins - 7 juillet 2000 |
Le Pluvier grand-gravelot aurait très bien pu (j’ai même envie de dire « dû ») passer pour un Pluvier semipalmé. Voici les quelques caractéristiques différenciant le Pluvier grand-gravelot du Pluvier semipalmé telles que notées sur le terrain :
- Un large sourcil blanc s’étirait du dessus de l’œil jusqu’à la limite arrière du masque, un trait jamais aussi évident chez le P. semipalmé.
- Aucun cercle oculaire n’était visible alors que le P. semipalmé en porte un, très mince et de couleur jaunâtre, qui aurait été facilement visible, surtout à cette distance.
- Le noir des auriculaires s’étend jusqu’au bec à la hauteur des commissures. Chez le P. semipalmé, cette jonction se fait plus haut, au niveau de la maxille.
- Le bec est nettement plus long et plus mince que celui du P. semipalmé (du moins, au deuxième coup d’œil!).
- La bande pectorale, la différence la plus notable, est restée très large durant toute la durée de l’observation. C’était particulièrement évident sur les côtés de la poitrine où la bande pectorale prenait souvent l’allure d’une bavette! Cette caractéristique est cependant très variable chez les deux espèces, la largeur peut changer selon la position d’un oiseau. Mais s’il ne s’agit pas d’un critère garantissant hors de tout doute que l’on est en présence d’un Pluvier grand-gravelot, il peut cependant aider à juger si ça vaut la peine de pousser plus avant l’étude d’un oiseau en particulier!
- L’absence de palmure entre les doigts médian et interne a été notée à plusieurs reprises. La courte palmure présente entre les doigts médian et externe a aussi été bien vue, tout comme celles présentes entre les trois doigts chez le Pluvier semipalmé voisin. Ce critère sans équivoque a longtemps été qualifié d’impossible à utiliser sur le terrain (même dans le Sibley qui ne date que de l’an 2000!). Pour notre part, nous avons été surpris de la facilité avec laquelle ces palmures ont pu être observées. C’était peut-être dû aux excellentes conditions d’observation : courte distance, soleil derrière nous, oiseaux souvent observés depuis le haut du talus de la route, oiseaux présents sur une plage de galets. Il est certain qu’un oiseau présent sur des battures boueuses aurait donné plus de fil à retordre. Mais les Pluviers semipalmés (et les grands-gravelots perdus qui les suivent peut-être!) se reposent souvent dans la partie supérieure des plages ou sur des rochers. De bien beaux sujets d’étude!
Pluvier grand-gravelot - l'absence de palmure entre les doigts interne et médian est bien visible sur cette photo! - Les Escoumins - 7 juillet 2000 |
- Et le cri! Ce critère sans lequel nous n’aurions probablement jamais osé identifier (et n’aurions sans doute même pas remarqué) notre pluvier! Il est certain que je l’avais déjà en tête au moment de la rencontre fatidique mais je dois avouer qu’il n’était pas sur le dessus de la pile! De là ma fraction de seconde avant d’allumer! Le Pluvier grand-gravelot a donc lancé à plusieurs reprises un « tou-li » sifflé très différent du « tchou-wi » bien connu du Pluvier semipalmé. Nous y avons trouvé une certaine ressemblance avec le cri du Pluvier argenté, la puissance en moins. Le cri était surtout émis en vol. De retour à la maison, l’audition du cri du Pluvier grand-gravelot sur le CD de Jean C. Roché (Birds Songs and Calls of Britain and Europe vol. 2) est venue enlever les derniers doutes.
La présence de cet oiseau dans le sud du Québec un 7 juillet est plutôt surprenante. Les premiers Pluviers semipalmés migrateurs, qui nichent pourtant aussi près de nous que la baie James et la Basse-Côte-Nord, arrivent le long du Saint-Laurent vers la mi-juillet. Il est probable que notre pluvier ne se soit jamais rendu jusqu’à son aire de nidification. Le Pluvier grand-gravelot niche depuis les îles du nord-est de l’Arctique canadien (Ellesmere, Bylot, Baffin), le Groenland et l’Islande jusqu’à travers tout le nord de l’Eurasie et, rarement, l’extrême ouest de l’Alaska. Les oiseaux nichant au Canada migrent au-dessus de l’Atlantique Nord pour hiverner en Afrique de l’Ouest. Au moment de notre observation, il n’existait que très peu de mentions en Amérique du Nord en dehors de son aire de nidification. Seules quelques-unes dans l’est du continent (dispersées entre Terre-Neuve et le Rhode Island) semblaient adéquatement documentées. Mais, depuis, quelques oiseaux ont été photographiés à Terre-Neuve, dont quatre en août et septembre 2006, et un dans le Maine. Pour le Québec, notre oiseau ne représentait que la deuxième mention, après un individu observé à Cacouna les 27-28 juillet 1989. On se souvient tous de la troisième mention, un oiseau observé par plusieurs à Baie-du-Febvre du 25 au 28 mai 2002; il s’agit probablement de la seule mention printanière en Amérique en dehors de son aire de nidification! Et cet oiseau avait de toute évidence hiverné sur le Nouveau Continent!
Le Pluvier grand-gravelot reste un oiseau très difficile à reconnaître visuellement sur le terrain. Les critères d’identification publiés récemment (longueur du sourcil blanc, absence de cercle oculaire, bas du lore noir atteignant le bec à la hauteur de la commissure, etc.) sont souvent plus des indices que des preuves de l’identité de l’oiseau. Aucun ne semble infaillible et il existe une telle zone de chevauchement avec le Pluvier semipalmé que le cri et la présence ou non de palmure sont encore et toujours indispensables à l’identification. Mais on peut affirmer sans crainte que quelques oiseaux traversent le Québec habité à chaque migration. Ils peuvent aussi bien apparaître ici, à La Pocatière, que chez vous. Il ne nous reste qu’à être prêt à les reconnaître…