mardi 27 décembre 2011

L'urubu de Bernard

J’ai connu mon vieux copain Bernard à la fin des années 1970, à l’époque où il roulait dans un Jeep Renegade. Je savais déjà que c’était un chasseur et un amateur de plein-air, mais ce n’est que quelques années plus tard que j’ai appris qu’il observait aussi les oiseaux. Le plus lointain souvenir que j’ai d’une conversation ornithologique avec Bernard remonte au début de l’hiver 1982-83, alors que je lui avais expliqué la présence d’une Paruline des pins qui tentait à ce moment d’hiverner à la mangeoire du cégep de La Pocatière. Au cours des années suivantes, mes rencontres avec Bernard dans un but ornithologique se sont faites de plus en plus fréquentes au point où, près de 30 ans plus tard, il est la personne avec qui j’ai passé le plus de temps à observer les oiseaux (en dehors de ma compagne Christiane, bien entendu!).
Bernard est cependant un observateur plus occasionnel que nous et nous pouvons parfois passer des mois sans avoir de ses nouvelles avant de le croiser par hasard et qu’il replonge tête première dans le birding. Cette habitude d’observer les oiseaux par séquence ne l’a tout de même pas empêché de se lever à 1 heure du matin le 25 août 1989 afin d'aller faire une traversée entre Matane et Godbout et de revenir à La Pocatière la même journée. Cette traversée nous avait d’ailleurs permis de voir pas moins de sept Puffins des Anglais, nos premiers à vie! Un bien beau souvenir qui montre bien à quel point Bernard peut être prêt à tout lorsqu’il est dans une lançée ornithologique!
Bernard est un observateur très prudent (trop?) et le manque de confiance en lui nous permet d’être sûrs que s’il dit avoir vu une espèce, c’est parce qu’il a vérifié et revérifié afin d’être certain d’avoir éliminé toutes les autres possibilités. À de nombreuses reprises, au quai de Rivière-Ouelle, je sentais la fébrilité monter en lui lorsque, ayant repéré une espèce particulière se dirigeant vers nous, je lui lançais : « Tiens, Bernard, elle est pour toi celle-là; qu’est-ce que c’est? ». Maintenant, Bernard s’est mis sérieusement à la photographie et ses sujets de prédilection sont, bien sûr, les oiseaux!
Et bien, voilà, mon vieux copain Bernard vient de trouver l’espèce de sa carrière! Jeudi le 22 décembre dernier, en ouvrant l’ordinateur, j’ai reçu un courriel de Bernard me disant qu’en fin d’après-midi, il avait photographié en vitesse un urubu non-identifié derrière chez-lui à La Pocatière! Pour moi, un urubu que Bernard n’osait pas identifier à la mi-décembre avait de fortes chances d’être un Urubu noir!!! Et sa photo le prouvait bien! Voilà, Bernard était sur une autre lancée ornithologique!

Vendredi le 23 décembre, tôt le matin, nous étions déjà quelques-uns chez Bernard à attendre sous la neige et le vent l’arrivée de son urubu. En ce début des vacances des Fêtes, ayant d’autres obligations, nous avons dû quitter le site vers 10 h 00 avant que la vedette ornithologique ne se présente sur place. Finalement, l’urubu est arrivé vers 14 h 15, mais il est reparti s’abriter des bourrasques de neige avant notre retour. Mais, nous allions nous reprendre…

Entre-temps, il y avait aussi d’autres oiseaux à trouver à La Pocatière. Ainsi, samedi le 24 décembre, n’ayant que l’avant-midi de disponible pour le birding, nous avons fait une rapide tournée des mangeoires de la ville. La température plutôt fraîche de la matinée (-18°C) et les 7-8 centimètres de neige tombés la veille semblaient avoir rendu les oiseaux plutôt fébriles. Il y avait enfin quelques oiseaux aux mangeoires et dans les arbres fruitiers. Cette promenade de trois heures nous a fourni :
  • 3 Goélands arctiques
  • 90 Pigeons bisets
  • 34 Tourterelles tristes
  • 3 Pics mineurs
  • 2 Pics chevelus
  • 2 Geais bleus
  • 20 Corneilles d’Amérique – L’an dernier, très peu de corneilles avaient osé hiverner ici à cause du peu de nourriture naturelle disponible. C’est rassurant de voir que les choses sont revenues à la normale.
  • 2 Grands Corbeaux
  • 24 Mésanges à tête noire
  • 3 Sittelles à poitrine rousse
  • 1 Merle d’Amérique
  • 75 Étourneaux sansonnets
  • 35 Jaseurs d’Amérique
  • 1 Plectrophane des neiges
  • 2 Juncos ardoisés – Ils ne fréquentaient même pas une mangeoire!
  • 1 Quiscale bronzé – Lui a été trouvé près d’une mangeoire dans la ville.
  • 1 Bec-croisé bifascié
  • 55 Chardonnerets jaunes – Une belle quantité!
  • 40 Moineaux domestiques
Finalement, même si nous n’avions pas vraiment prévu rendre visite à Bernard aussi tôt le matin de Noël, dimanche le 25 décembre, peu après le lever du soleil, nous étions déjà chez lui à attendre l’arrivée de l’urubu. Encore une fois, la température était carrément froide et un bon vent soufflait du sud-ouest. Nous avons dû attendre l’oiseau-vedette durant près d’une heure, mais lorsqu’il a daigné de présenter, ce fut pour nous donner un beau spectacle! Fidèle à son habitude, l’urubu est arrivé du boisé situé au nord de la route pour aller se poser dans un grand peuplier près des habitations. Après s’être laissé photographier, l’oiseau a changé d’arbre pour se coucher littéralement sur une branche. À ce moment, il nous semblait vraiment en mauvaise état et je n’aurais pas été surpris de le voir dégringoler de l’arbre « raide mort »… Mais non! Nous nous sommes lassés avant lui et, de toute façon, après les photos, une petite séance de dégel de doigts s’imposait.

À ce moment, nous croyions bien sa dernière heure venue! À noter son oeil gauche amoché.
Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu

Mais, finalement, il nous a présenté le meilleur côté de sa personnalité!
Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu
Bien au chaud chez Bernard, nous avons discuté paisiblement de ce qui avait bien pu pousser l’Urubu noir jusqu’à La Pocatière. Finalement, après une demi-heure, Bernard en regardant par la fenêtre nous a annoncé : « Il n’est plus dans l’arbre! ». Rapidement, nous sommes sortis à l’extérieur et nous avons décidé de vérifier s’il n’était pas descendu près des bâtiments de la ferme du voisin en quête de nourriture. Bien entendu, l’idée première était surtout d’éviter à tout prix d’effrayer l’oiseau, en particulier s’il était au sol à se nourrir, ce qui devait être particulièrement important pour lui en cette journée froide. Après un long détour, nous avons finalement trouvé un endroit d’où jeter un coup d’œil à l’arrière des bâtiments de ferme et, bingo!, il était là!!! Les appareils photographiques se sont mis à l’œuvre et nous avons pu documenter la voracité et l’état de santé rassurant de l’urubu! Nous avons cependant remarqué que le pauvre oiseau avait l’œil gauche en très mauvais état, il est même probable qu’il ne peut plus s’en servir…

Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu

Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu
Finalement, les bruits de la ferme et particulièrement une planche de la grange qui battait au vent ont fait fuir notre oiseau. C’est à ce moment que nous nous sommes rendus compte des problèmes que pouvait rencontrer l’urubu à cet endroit. Le va-et-vient des propriétaires des lieux qui doivent malgré tout continuer leur travail, les chiens des alentours qui fouillent dans les entrailles dont se nourrit l’urubu et la difficulté pour les observateurs de le voir s’alimenter nous ont donné l’idée de créer une mangeoire à urubu! Une partie de la nourriture disponible fut donc installée au milieu d’un champ, bien accrochée à de grosses branches afin que les renards et les coyotes des parages ne partent pas avec le lunch durant la nuit.

Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu
Mais est-ce que l’Urubu noir allait accepter facilement de se nourrir à ce nouvel emplacement? Et combien de temps allait-il prendre avant de le trouver? La réponse ne fut pas longue à venir : nous avons terminé l’installation à 11 h 15 et, à 14 h 00, l’urubu s’y alimentait déjà! Il y est même resté jusqu’à 16 h 00 et pour y revenir à 7 h 15 le lendemain. L’urubu peut maintenant se nourrir en voyant tout autour de lui et les observateurs le voient facilement de loin. Tout le monde est gagnant!!!

Son dîner de Noël!
Urubu noir – La Pocatière – 25 décembre 2011 © Claude Auchu
Qu’est-ce qui a bien pu pousser cet Urubu noir (et un autre présent à Saint-Louis-du-Ha-Ha depuis deux semaines) jusqu’à nous? La prédominance des vents du sud-ouest l’automne dernier peut-il en être la cause? Probablement pas. Depuis plusieurs années, cette espèce pousse de plus en plus loin au nord la limite de son aire de nidification. Il niche possiblement déjà jusque dans l’extrême sud du New Hampshire. Et, comme l’Urubu à tête rouge l’a fait un demi-siècle avant lui, il commence à visiter régulièrement le sud du Québec, possiblement à la recherche de nouveaux territoires. Il existe présentement près de 50 mentions au Québec dont une trentaine depuis 20 ans! Plusieurs de ces mentions proviennent de la Gaspésie, souvent tard en automne et même en hiver, montrant qu’ils visent vraiment le nord-est durant ces expéditions.

Urubu noir – La Pocatière – 26 décembre 2011 © Claude Auchu
Quelles sont les chances pour l’oiseau de Bernard de survivre à l’hiver? Pratiquement nulles à mon avis! Certains oiseaux qui ont séjourné en Gaspésie ont pu résister jusqu’à la mi-janvier, mais ils doivent faire face à la température froide et à la neige qui cache leur nourriture. En plus, un urubu peut facilement devenir la proie d’un grand-duc durant la nuit. Mais, bien sûr, il y a une première à tout! Souhaitons bonne chance à l’urubu de Bernard!
Cet Urubu noir constitue la deuxième mention de l’espèce à La Pocatière, Christiane et moi en avions croisé un en plein déplacement le 30 avril 2005. Un autre urubu avait aussi été vu à Saint-André-de-Kamouraska le 23 juillet 1998. Une petite anecdote : le troisième oiseau trouvé au Québec avait été abattu à Beauport le 20 août 1932 et ce spécimen est présentement exposé au Musée François-Pilote, ici, à La Pocatière!!!
Mon vieux copain Bernard Desmeules est devenu le Père Noël pour plusieurs ornithologues québécois cette année. C’est vraiment l’oiseau de sa carrière et je vous assure qu’il ne l’oubliera pas de sitôt!