Mardi le 20 avril 1999, vers 7h30, Christiane et moi sommes sortis pour une autre excursion ornithologique aux Escoumins, sur la Haute-Côte-Nord. Le ciel était variable, la température d’environ 3°C et les vents presque nuls, des conditions parfaites pour voir ou entendre les nouveaux arrivants printaniers. Dans le petit chemin forestier que nous fréquentions régulièrement, tout était cependant plutôt calme, seuls quelques petits groupes de Merles d’Amérique migraient au-dessus de nos têtes.
Après environ 30 minutes de marche, nous avons atteint la limite déneigée du chemin. Avant de rebrousser chemin, nous avons jeté un coup d’oeil distrait sur les quelques merles perchés dans les Peupliers faux-trembles à 30 mètres devant nous. Caché derrière les branches, un oiseau particulier a attiré mon attention. De ma position, tout ce que je réussissais à voir était sa poitrine et une partie de ses flancs qui me paraissaient tachetés et non roux uni comme chez le Merle d’Amérique adulte. J’ai donc fait un pas de côté pour mieux voir et j’ai découvert que mon oiseau était bel et bien grivelé dessous, qu’il avait la tête gris-bleu et que son dos, visible en partie, était brun! En une seconde, tout s’est bousculé dans ma tête et j’ai réalisé ce que j’avais devant les yeux! Avec un calme olympien, j’ai dit à Christiane sur un ton grave : « J’ai une Grive litorne! ». Christiane, sachant que je ne blague jamais avec les oiseaux, s’est tournée vers moi avec un regard que je n’oublierai jamais. Je lui ai rapidement pointé l’oiseau mais, avant qu’elle ne le trouve, il s’est envolé avec trois merles pour disparaître vers le nord, derrière des conifères. Ce secteur étant difficilement accessible, nous avons fait le point. J’étais certain de ce que j’avais vu, mais tout s’est déroulé si vite que je craignais d’avoir été victime d’une hallucination! Un passereau européen vu durant trois secondes, est-ce crédible?
Mais, pour l’instant, que faire? L’oiseau était peut-être parti au loin, mais s’il est resté tout près, comment le retrouver? Pour attirer certains bruants et parulines, il suffit souvent de quelques « pschch pschch », mais pour une Grive litorne...? J’ai donc tenté le tout pour le tout et j’ai « schuinté » de toutes mes forces. Aussitôt, une quinzaine de merles sont sortis des arbres devant nous pour ensuite disparaître au loin sans que nous ayons eu le temps de tous les inspecter. C’est à ce moment que nous avons entendu un cri inconnu de nous deux, une sorte de « tchak-tchak-tchakkk »! C’était notre oiseau, nous en étions sûrs! Presqu’immédiatement, Christiane l’a repéré, perché près de l’endroit de sa découverte initiale. Nous le voyions très bien tous les deux : c’était bel et bien une Grive litorne! Nous avons eu le temps de la regarder en détail, avant qu’elle ne s’envole à nouveau, cette fois vers le village, en lançant quelques cris.
Nous sommes donc retournés vers le village en inspectant les petits groupes de merles qui continuaient à migrer vers le nord-ouest. Nous avons fait un arrêt à mi-chemin du village où un button sablonneux abritait plusieurs merles au moment de notre premier passage. Après avoir grimpé sur son sommet, nous avons longé le flanc du button exposé au sud où quelques merles se nourrissaient encore. Tout juste avant de redescendre, Christiane a retrouvé la Grive litorne, posée au sol. Notre oiseau est alors monté se percher au sommet d’une épinette, juste à la hauteur de nos yeux. Cette fois, la grive était à découvert et nous avons eu tout le loisir de la regarder et de noter les détails que nous avions manqués auparavant. D’abord posée dos à nous, elle s’est ensuite retournée de face, comme pour être sûre que nous ne manquions rien. Elle était vraiment superbe!!! Finalement, elle a décollé à nouveau pour se rapprocher encore du village avant de disparaître dans une petite vallée densément boisée. Malgré nos recherches durant le reste de la journée et au cours des deux matinées suivantes, nous n’avons pas revu la Grive litorne.
La Grive litorne fut observée durant environ trois minutes réparties à l’intérieur d’une demi-heure à des distances variant de 30 à 50 mètres. À l’aide de jumelles 10x28 et 7x35, nous avons noté :
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allure générale du Merle d’Amérique, mais de taille peut-être légèrement plus grande
- tête gris-bleu avec une zone sombre entre le bec et l’oeil se prolongeant légèrement de chaque côté de la gorge; dos brun moyen, uni; croupion gris très pâle
- gorge crème, finement rayée; poitrine et flancs fortement marqués de taches sombres très denses; le centre de la poitrine, moins tacheté, laissait entrevoir un fond de couleur caramel, surtout visible sous la gorge et dans le haut du ventre; bas du ventre et sous-caudales blanchâtres
- ailes brunes dessus, couvertures sous-alaires blanches bien visibles en vol
- queue noirâtre, légèrement plus longue que celle du merle
- bec jaune
- vol ressemblant à celui du merle mais légèrement ondulant, avec les sous-alaires blanches clignotant à chaque battement d’ailes. La grive semblait nettement plus grosse que le merle en vol, peut-être à cause de sa queue plus longue.
- cri entendu à 4 ou 5 reprises : un rauque « tchak-tchak-tchakkk » descendant. Nous savions déjà par nos lectures que le cri de la Grive litorne contenait des « tchaks », mais nous les imaginions ressemblant plus aux cris du carouge!
- La tête nettement gris-bleu uni et le croupion très pâle indiqueraient qu’il s’agit d’un mâle. La femelle a la calotte marquée de rayures diffuses et le croupion contraste moins avec la coloration de la tête.
Nichant de la Scandinavie à la Sibérie, la Grive litorne effectue des déplacements erratiques en hiver, à la recherche de nourriture. Comme notre merle, la litorne se nourrit alors de baies et c’est la disponibilité de ces fruits qui conditionne son abondance. En cas de pénurie, elle peut parcourir de grandes distances et se retrouver à des endroits inattendus. C’est ainsi que la Grive litorne est maintenant un hivernant régulier à un endroit d’apparence aussi peu hospitalier que l’Islande! Comme elle ne niche qu’irrégulièrement sur cette île nordique, il est probable que ces hivernants soient de nouveaux oiseaux à chaque année. Il semble que les Grives litornes atteignent l’Islande en étant détournées de leur vol au-dessus de la mer du Nord entre le sud-ouest de la Norvège et l’Angleterre. Certains de ces oiseaux sont même poussés encore plus loin, touchant terre au Groenland ou en Amérique. En janvier 1937, un groupe de litornes poussé au-dessus de l’Atlantique par une tempête trouva refuge dans le sud du Groenland. Les oiseaux finirent même par y fonder une petite population nicheuse!
En Amérique, il y a plus d’une cinquantaine de mentions pour cette espèce, la grande majorité provenant du nord-est du continent. Curieusement, les visites de l’espèce sont plus rares maintenant que durant les années 1980-90. Justement, il semble que le nombre de grives nichant au Groenland ait diminué de façon marquée depuis 20 ans (si elle n’y est pas carrément éteinte!). Est-ce que les oiseaux qui nous visitaient si régulièrement auparavant provenaient en bonne partie de cette grande île?
Avant même de trouver ma Grive litorne, j’avais réussi à entrevoir une certaine constance en étudiant les mentions de l’espèce en Amérique. J’avais remarqué que les Grives litornes semblaient arriver à Terre-Neuve (d’où provient d’ailleurs une très forte proportion des mentions sur notre continent) durant le mois de décembre en compagnie de Merles d’Amérique. Bien que les merles hivernent régulièrement autour de St. John’s, la capitale, il arrive que, certaines années, ils doivent se disperser au milieu de l’hiver, lorsque les sources de nourriture sont épuisées. Les litornes les suivent probablement puisque les quelques mentions au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse impliquent des oiseaux découverts à partir du milieu de l’hiver. D’autres continuent encore plus au sud, un individu a déjà été repéré jusqu’au Delaware.
Lorsque vient le printemps, les Grives litornes remontent vers le nord, toujours en suivant les merles. Certains de ces oiseaux réussissaient peut-être à retourner au Groenland, mais il est également possible qu’ils passent l’été à errer quelque part au Québec ou au Labrador. Une litorne présente au Minnesota du 3 au 10 novembre 1991 faisait de toute évidence partie de ces vagabondes!
Il y a présentement 11 mentions au Québec :
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Rigaud (4 janvier au 23 mars 1976) – c’est la mention qui m’a tant inspiré!
- Pointe-au-Père (6 avril 1985)
- Rimouski (8 avril 1989)
- Les Escoumins (20 avril 1999) – Yeah!!!
- L’Ascention-de-Patapédia (17 au 27 décembre 1999)
- Grande-Cascapédia (14 janvier au 13 février 2000) – Il s’agit possiblement du même individu que celui de la mention précédente, seulement 100 kilomètres séparant les deux sites.
- Cap-à-L’Aigle (1er janvier 2001) – C’est à seulement 30 kilomètres de La Pocatière à vol d’oiseau!
- Sept-Îles (13 novembre 2003)
- Baie-Comeau (13 et 14 mars 2004)
- L’Anse-au-Griffon (10 janvier au 10 mars 2011)
- Tadoussac (27 et 28 mars 2011)
Comme je le mentionnais plus tôt, le nombre de mentions de Grives litornes en Amérique est à la baisse, mais une autre espèce de grive européenne semble avoir pris sa place : la Grive mauvis! La mauvis a d’ailleurs commencé à nicher à son tour dans le sud du Groenland et elle est de plus en plus régulière à Terre-Neuve en hiver. Il existe déjà deux mentions de cette espèce au Québec, j’aimerais bien trouver la troisième!
Bien sûr, la meilleure façon d’augmenter nos chances de trouver une Grive litorne ou tout autre rareté est bien sûr d’être sur le terrain avec l’esprit ouvert, en étant prêt à tout. D’ailleurs, dans les jours précédant le 20 avril 1999, nous regardions justement de vieux exemplaires du magazine North American Birds en portant une attention particulière aux quelques mentions de Grive litorne y figurant! Même après 15 ans, la rencontre avec mon oiseau fétiche demeure encore le moment le plus marquant de mes 38 ans de birding!